Comment le journalisme, fut-il un tant soit peu spécialisé dans le vin, arrive-t-il à monter en épingle un sujet à partir d’une compétition sans intérêt faisant l’objet d’un sérieux papier dans l’Express, suivi d’un reportage encore attendu dans Envoyé Spécial ? Comment diable un évènement d’apparence aussi étroit et sans importance, une aimable farce en quelque sorte, peut-il susciter autant de débats au point que moi-même je m’y colle aujourd’hui ? Cela commence par un « vous allez voir ce que vous allez voir puisqu’on vous le dit » et ça s’achève par une magistrale pantalonnade. Du moins, tel est mon avis.
Tout a été dit et écrit sur cette rocambolesque initiative. Jacques Berthomeau himself s’est fendu, il y a peu, d’un questionnaire en plusieurs points que je vous invite à lire ICI. En oubliant de noter que la date du 18 septembre annoncée pour la diffusion du « vous allez voir ce que vous allez voir » était déjà passée sans que l’on ait vu quoi que ce soit à la téloche. On dit que ce serait pour ce jour, mais rien n’est moins sûr… Idem pour Catherine Bernard, vigneronne et journaliste (Vitisphère) qui, dans sa très pertinente revue de presse sur le site de Terre de Vins évoque un « simulacre ». Et jusqu’à Facebook où les trublions des Pi(c)rates ont ouvert une page spéciale où ils s’en donnent à cœur joie ICI.
Le Jugement Dernier, selon Michel Ange...
Sûr, le débat reste ouvert. Il continue et va durer, vous pouvez en être persuadé. Jusqu’à ce qu’une autre revue en mal de reconnaissance, en France ou à l’étranger, n’organise son propre « Jugement de Paris », de Paris ou d’ailleurs. Nous avons toutes nos vies pour juger, alors allons-y ! En attendant, pour ceux qui veulent prendre connaissance du palmarès du ridicule, lisez CECI. En plus des questions posées par l’ami Jacques, questions dont certaines me sont également venues à l’esprit et que je partage, je m’autorise une entrée un peu rageuse dans le débat. Avant toute chose, à la manière d’un Maigret de bas étage, je me suis demandé à qui profitait le « crime » ? À Lavinia ? Au couple Bettane-Dessauve ? à L’Express ou à France 2 ? À mon avis, tous les protagonistes de cette histoire sont peu ou prou coupables. Coupables de quoi ? D’une forme d’excès de zèle publicitaire, pardi ! Ce que je vais déballer par la suite n’est guère aisé pour moi, vu que je suis ami avec au moins trois des « juges ». D’abord avec Marie-Louise Banyols (je l’adore !), puis Michel Bettane et Thierry Desseauve avec lesquels j’ai travaillé par le passé. Les autres « juges » de l’Express, étroitement liés semble-t-il avec Bettane et Desseauve, me sont moins familiers.
Commençons par Lavinia, gros magasin – pour ne pas dire grande surface du vin (je n’ai rien contre) - à deux pas de Fauchon, Hédiard et Nicolas, belles enseignes toutes situées Place de La Madeleine, toutes dotées d’une grande cave riches en grands crus. Les temps sont durs pour ceux qui exploitent le filon du vin. On a besoin de buzz, de com, de promotion comme on disait jadis. Face à la concurrence, en ce secteur du luxe et du glamour Parisien, il faut bouger, trouver des idées originales, se creuser les méninges, se faire violence pour exister en pleine période de crise. Je ne vois que cette banale explication pour expliquer l’implication de Lavinia dans cette triste « affaire » qui n’est pas faite, contrairement à qu’ils disent, pour redorer le vin « made in France ». Signe d’une collaboration sérieuse, sur son site, Lavinia affiche le soutien qu'elle a de www.bettane&desseauve.com.
Viennent donc Bettane & Desseauve, des amis, je le répète, des gars que je respecte, des dégustateurs chevronnés, des journalistes enfin que je m’autorise parfois à critiquer un peu durement j’en conviens. Mais comme on dit « qui aime bien châtie bien ». Toujours est-il que mes deux confrères ont une boîte, un business, un concept qui tourne avec des employés qu’il faut faire vivre entre ventes de chroniques, de spéciaux vins complets et ficelés le plus souvent avec publicité incluse. Ils organisent aussi divers « tastings » et autres pinces fesses événementiels qui rapportent gros. Ils écrivent des ouvrages sur la dive bouteille, publient un guide où ils étalent leur « expertise » et alimentent parfaitement leur site Internet. Dans un tel contexte, la complicité avec Lavinia s’imposait et s’imposera encore : on ne sait jamais, Lavinia peut devenir client, jouer les sponsors, comme la société peut aussi prêter ses locaux idéalement situés sur le Boulevard de la Madeleine et mettre la main à la patte pour un lancement médiatique de grande envergure.
L’Express, quant à lui, est certes un journal connu et sérieux. Mais on le sent un peu à la traîne côté pinard, surtout depuis que son « homme du vin », Éric Conan, est passé à la concurrence, c’est-à-dire à Marianne. Dans la famille des hebdos, où tous les scoops semblent permis, en même temps que tous les coups, d’autres magazines, à l’instar du Point, sont nettement plus en pointe que L’Express quand on aborde l’univers juteux du vin. Et cette constatation est d’importance lorsqu’il s’agit de glaner l’indispensable oseille du filon publicitaire. Déjà Paris-Match, le Nouvel Observateur ou le Figaro Magazine sont postés en embuscade avec des spéciaux vins noyés dans la publicité. On a effectivement peu de mal à imaginer, en ces temps difficiles, combien cette manne est vitale. C’est même le nerf de la guerre. Lorsqu’un « Spécial Vins » est bien mené, quand les chasseurs de pub sont bien rôdés et bien payés, les annonceurs (grandes surfaces, maisons de Champagne, constructeurs automobiles, banques et autres) se bousculent au portillon. Il suffit d’un brouhaha médiatique savamment orchestré par un tandem de spécialistes érudits ; il suffit d’avoir la complicité d’une grande boutique du vin avec antennes à Genève, Madrid et Barcelone en plus de Paris ; et, pour finir, d’avoir l’assurance d’un passage qui tarde à venir sur une grande chaîne nationale à une heure de large écoute, pour que l’affaire devienne aussi alléchante qu’un gamay bien mûr dans mon cru favori, à Juliénas.
On en arrive à Envoyé Spécial qui passera (pas si sûr…) ce soir la séquence tant attendue sur le fameux « Judgement of Paris » revu, corrigé et amélioré à la sauce tricolore. On va lever les couleurs et hurler la Marseillaise. Un peu de chauvinisme dans les chaumières, ça ne fait de mal à personne par les temps qui courent. L’heure du Jugement Dernier arrive et le vin Français (Bordelais) peut enfin triompher des amerloques. En prime, l’assurance d’une promo gratis pour mes deux confrères, leurs ouvrages et leurs futures opérations, promo aussi pour la filière vins qui en a bien besoin, pour les GCC du Bordelais, pour les GCC des Amériques, pour Lavinia, bien fournie en vins étrangers, L’Express, et tutti quanti.
Fin heureuse de l’opération du Dernier Jugement de Paris. Rappelons au passage que la vraie dégustation de Paris, celle de 1976, était organisée à l’initiative de Steven Spurrier alors marchand de vin aux Caves de la Madeleine où l’on donnait en sous-sol des cours de dégustations très prisés dans le cadre de l’Académie du Vin. J’ai bien connu Steven à cette époque. Aujourd’hui, il est éditorialiste à Decanter, l’équivalent de la RVF en Grande-Bretagne, et il exploite un domaine dans la campagne anglaise où l’on cherche à imiter les champagnes, semble-t-il avec succès. Je ne vais pas faire la genèse de cette dégustation devenue historique puisque l’on trouve tout désormais sur Wikipédia, mais il y avait parmi les organisateurs Patricia Gastaud-Gallagher, une Américaine qui dirigeait l’Académie du Vin. Aujourd’hui, si mes sources sont exactes, elle est à la tête du département Vins de la section parisienne de l’institut américain Le Cordon Bleu après s’être occupé du Who’s Who du Vin.
Le jury d’alors était alors astucieusement constitué de « juges » bien de chez nous et quelque peu incompétents en matière de vins, allant d’Odette Khan, directrice à l’époque de la Revue du Vin de France, à Raymond Oliver le chef bien connu de la télé d'alors. Les notes de Spurrier et de Gallagher n’étaient volontairement pas prises en compte afin que l’on ne puisse leur reprocher quoique ce soit. Lire la suite - très croustillante et édifiante – ici même, surtout quand on sait que Spurrier s’attendait à ce que les Bordeaux dominent.
À l’époque, Michel Bettane, était peut-être trop jeune pour participer. On peut parier que s’il avait été présent dans le Jugement, en compagnie de dégustateurs chevronnés comme Bernard Burtschy, Didier Bureau ou Michel Dovaz, le résultat eut probablement été tout autre. Régulièrement de nouvelles dégustations sont organisées de par le monde, souvent sur le même thème France/Californie. On aimerait qu’une manifestation plus sérieuse, plus scientifique aussi, puisse rassembler les grands vins de l’ancien monde, d’Italie, d’Espagne, du Portugal, de Grèce, pour ne parler que de ces pays, face aux vins du nouveau monde, Australie, Argentine, etc. Ironie du sort, la plupart de ces grands vins sont commercialisés à Lavinia. Mais il n’y a rien de plus con que les compétitions. Bref, en matière de vins, le jour du Jugement Dernier est loin d’être arrivé. Qui s’en plaindra ? Pas moi.
Michel Smith