Seul contre tous, debout à la proue de mon navire à la dérive, le visage souffleté par les embruns, fier, stoïque face à une mer d’huile, meurtri par votre indifférence, je m’écrierai au lendemain d’une élection à la con de l’autre côté du Channel «et merde pour la Reine d’Angleterre qui nous a déclaré la guerre...» et je resterai à tout jamais un grand «écrivin» méconnu...
Au bar du tube d'acier filant à toute allure, tout en ingurgitant un plat réchauffé aux micro-ondes et en descendant un Merlot sec comme un vieux sarment, le petit Hochon ne pouvait empêcher son cerveau fertile de tisser un carré supplémentaire au grand patchwork de son histoire. Chaluter dans l'extraordinaire, surfer sur la crête d'évènements dont on est à la fois l'architecte, le metteur en scène et bien sûr l'acteur le ravissait. Perdu dans ses rêves éveillés il fut à deux doigts de rater l'arrêt et son débarquement en catastrophe prenait une tournure de largage pathétique d’un parigot sur le quai de la gare de Narbonne. Plantée sous la pendule, Lucienne dominait la scène, souriante et élégante dans une robe d'organdi fleurie, et le charmant bibi à voilette posé sur ses cheveux de jais lui donnait un air de grande duchesse sortie incognito. Pol gauchement s'avança vers elle en tirant sur sa ridicule valise à roulettes. Il pensait: j’ai l’air d’un VRP. Sans façons, Lucienne se penchait et déposait deux bises claquantes sur ses joues empourprées par sa gesticulation pour s'extraire en catastrophe du wagon. En lui prenant le bras, elle s'enquérait, avec un léger sourire, de la qualité de son voyage. Pol fut séduit par le velours du timbre de sa voix et par l'extrême élégance de ses escarpins, chics et de bon goût.
Lucienne, femme de décision, lui proposa, sitôt qu'il eut balbutié une série de phrases passe partout, de se rendre pédestrement à l’Écrevisse d’Alsace qui faisait face à la gare pour qu'ils se restaurent. Bien sûr elle le formula bien mieux que cela mais le petit Hochon, tellement furieux de l'indigence de ses propos, l'entendit ainsi et se dit que vraiment il n'était pas à la hauteur ni des évènements, ni de ses ambitions littéraires. Par bonheur, Lucienne le mit à l'aise en lui parlant de la pluie et du beau temps, de tout et de rien, ce qui lui permit de retrouver ses esprits. Sitôt assis le garçon déposait sur la table deux verres de Picpoul de Pinet. Pol levait le sien et lançait: «à nous !» En écho elle lui répondait «à nous deux !».
Le cristal sonnait. Pol se détendait et, avant même d'ouvrir la carte, tout à trac, d'un seul jet, il vidait son sac. Disert, il expliquait son projet par le menu. Lucienne l'écoutait avec un ravissement non dissimulé. La lumière des bougies jetait dans leurs yeux des paillettes et un fil d’Ariane se tissait imperceptiblement entre eux deux.
Le vin était bon. Lucienne l'écoutait. Au dessert, les mots n'étaient plus nécessaires. Leur pacte scellé dans le marbre de l'amitié ils sentaient qu'ils venaient d'ouvrir un large portail sur de l'extraordinaire, et que même s'ils étaient un peu pompette, demain serait un beau jour. Pol, dans son euphorie, ne sentait pas dans son dos les regards lourds des gens honnêtes qui déjà fabulaient sur cette Lucienne qui s'affichait avec un jeunot qui avait une tête de parigot. Faut avouer que la Lucienne n'en était pas à son coup d'essai dans le domaine du défrisage des «ça ne se fait pas».
Depuis que son père, pharmacien du village, s'en était allé dans le ciel des athées, et qu'à 18 ans elle avait décidé de reprendre les vignes familiales, elle s'ingéniait à ne rien faire comme tout le monde, non par esprit de contradiction, mais par indépendance d'esprit. Dans le désordre, et sans volonté d'exhaustivité, elle était restée fidèle adhérente à la cave coopérative pour la part du vignoble héritée de son père, et elle faisait son vin pour les vignes qu'elle avait acquis au fur et à mesure des années ; elle ne s'était jamais mariée ; elle avait deux enfants ; elle chantait à la chorale; pratiquait le roller; parlait anglais; voyageait beaucoup; gagnait de l'argent; aimait les fêtes et les toilettes; restait loin des combines des multiples chefs de tribus.
à suivre...
Jacques Berthomeau